35ème édition Jazz à Vienne :
Ce qu'il s'est passé le jeudi 2 juillet 2015
Le croquis et la chronique de François Robin
"1915" et puis une écriture que je ne comprends pas.
C'est ce qui est imprimé sur le dos de Tigran Hamasyan le jeune prodige arménien qui revient à Vienne en habitué. Même sans connaître la signification exacte du slogan, je devine l'ombre de l'Aghet, le nom que donnent les Arméniens au génocide perpétré contre leur peuple en 1915, et que la Turquie ne veut reconnaître.
Il y a quelque chose de changé chez Tigran. D'abord cette barbe fournie qui lui donne en même temps qu'un peu d'âge un air de sombre combattant. Le visage s'est émacié sous le sabre des sourcils, les mains sont plus nerveuses. Il semble plus que jamais habité par un silence étourdissant.
Sa musique est toujours celle du contraste. Lorsqu'il chante, les fines mélopées orientales appellent les grands espaces peuplés d'immense mélancolie, de vents et de montagnes enneigées Lorsqu'il joue, le pianiste semble habité d'une fureur stupéfiante. Si les titres sont souvent introduits par une ligne mélodique d'une grande clarté, les compositions virent rapidement vers une polyrythmie enivrante d'une très subtile complexité, installant des rifs obsessionnels, peuplant l'instant de grâce d'un jazz métallique fait de fracas et de poudre. Sous les doigts du combattant, la mitraille siffle, les obus éclatent, le canon sonne la charge. A l'attaque du clavier, il se courbe sur son piano, cassé en deux par l'enfer qu'il déchaîne.
Je reste abasourdi, incapable de dessiner cette colère que je reçois de plein fouet, dans l'impossibilité de recevoir cette énergie géniale qui me cueille trop profondément. Sans souffle, je guette le moment de l'accalmie, la bouffée de vent et de silence qui me ramènera la paix. Lorsqu'elle revient, je prends à maudire ce pianiste sans pitié et ses bruits de canon, cette agression qui ne dit pas son nom, cette insupportable souffrance que m'a imposée ce guerrier illuminé.
Je déteste cette partie de lui-même ; je ne suis pas fait pour cette fureur. A sa guerre, je préfère sa paix. Lui aussi, sans aucun doute.
François Robin, texte & illustrations
Voir la page Facebook de François Robin
Du coin de l'œil de Daniel Peyreplane
Longue vue sur scène,
Si belle est la scène,
Par le petit bout de la lorgnette,
J'ai bien vu six belles...
Sur la scène de Cybèle
Le big band du jour : le Big Band de l'ENM
Ce big band d'élèves de l'ENM Villeurbanne a ceci de particulier que ce sont les élèves qui écrivent et ou arrangent le répertoire proposé sous la direction éclairée de leur Maître Pierre Baldy Moulinier.
Cette année le thème retenu était Satie.
On commence donc avec la première Gnossienne pour enchaîner sur "un morceau en forme de poire" arrangé par Baptiste Poulin
J" avec un joli travail d'arrangement par Grégoire Colson.
Gymnopedie 2 arrangé par Florent Jouguelet qui en fait varier le rythme avec en préambule une "variation de Si b" en guise d'accordage.
Ogive 1 arrangé par Guillaume Dubois dans une version très contrastée.
Final sur la deuxième Gnossienne "avec étonnement" réarrangée par Cyril Billot le contrebassiste.
Un set agréable pour redécouvrir les multiples facettes de ce compositeur peu aimé de son vivant.
La beauté de la langue créole a une saveur particulière lorsqu'elle s'allie au jazz mâtiné caraïbe que pratique ce quartet, la diagonale martiniquaise Elsi Etna au chant et Marc Cabrera au piano, si bien soutenu par la section rythmique Jérémy Garcia à la contrebasse et Vim Zabsonré aux percussions et à la batterie, a touché au cœur le public de la scène de Cybèle de sa nostalgie musicale balancé sous la chaleur écrasante; qu'elle s'exprime en français avec des textes originaux ou en anglais avec des reprises de standards, Elsi Etna a su prolonger ce moment d'échange avec le public qui nous a paru bien court, nous avons découvert une sensibilité originale doublée d'un talent singulier.
"Nous frapperons le sol du pied nu de nos voix" écrit Aimé Césaire, Elsi Etna a frappé un grand coup sur la scène de Cybèle.
Michel Mathais & photos Jazz-Rhone-Alpes.com
Où l'on retrouve le groupe vocal du conservatoire de Vienne sous la direction de Frédérique Brun. Un exercice de style que ce jazz polyphonique.
Le Marc Cabrera Trio en remplacement de Magnetic Orchestra
Le trio Magnetic Orchestra a eu un accident sur l'autoroute en venant à Vienne, heureusement il ne s'est agit que de tôle froissée. Ce sont donc les musiciens d'Elsi Etna qui composent le Marc Cabréra Trio (Marc Cabrera: piano ; Jérémy Garcia: contrebasse et Wendlavim Zabsonré: batterie) qui ont accepté au pied levé d'assurer le set de 19h00.
Le groupe commence en trio pour une composition Lylipuce puis un arrangement très personnel de Sorry Angel de Gainsbourg et appelle très vite en renfort , deux complices qui passaient par là et réquisitionnés d'office : Pierre Baldy à l'euphonium et au trombone et Robinson Khoury au trombone. Le quintet va pouvoir fonctionner comme dans tout groupe de jazz improvisé en reprenant des standards archi-connus : Alone together, Cherokee ou encore On a Green Dolphin Sreet.
Tout ça bien joué et dans la bonne humeur, un chouette remplacement.
Ce duo de formation récente a désormais bien rodé son show et arrive maintenir le public en haleine avec des arrangements très riches et l'utilisation judicieuse d'effets nombreux sans que cela vire au "gadget". Lisa Caldognetto à la voix et aux loops est d'une grande sureté et s'appuie sur Christophe Garabout, allié précieux à la basse.
Là encore une belle surprise. Ce trio est composé de musiciens du "Anne Quillier Sextet" et on aurait pu s'attendre à une déclinaison de celui-ci.
Que nenni, Anne Quillier aux claviers nous montre ici une autre facette de son talent de compositrice et arrangeuse en nous proposant un univers très électro et psychédélique très abouti mais tout à fait accessible. Il faut dire que la batterie de Guillaume Bertrand est toujours aussi soyeuse et délicate et que la clarinette basse de Pierre Horckmans amène la profondeur qui assied le tout.
Au musée gallo-romain de Saint-Romain-en-Gal
Denis Cuniot lit Charles-Albert Cingria pour "Lettres sur Cours"
Semaine Suisse à Lettres sur cours, alors il a été demandé à Denis Cuniot de nous lire quelques pages de Charles-Albert Cingri. ll a choisi de présenter son spectacle sous forme d'abécédaire mâtiné d'improvisations au piano.
Au théâtre Antique
Cyrille Aimée en "set découverte"
Parce que Jazz à Vienne voit en elle le jazz de demain, Cyrille Aimée partage avec Thomas Enhco, STéphane Kerecki et Cory Henry l'honneur d'être artistes résidents de l'édition 2015 ce qui lui vaut d'être présente ce soir à la fois au Théâtre Antique en set "découverte" qu'au Club de minuit pour un concert complet.
Jusqu'à aujourd'hui plus connue comme chanteuse à New York où elle vit depuis une dizaine d'années étudiant le jazz, se produisant dans les clubs et trouvant le temps d'enregistrer six albums , Cyrille Aimée est cependant native de Fontainebleau et a grandi à Samois-sur-Seine où se déroule chaque année un festival dédié à Django Reinhardt et à la musique manouche, une influence toujours présente dans son style et particulièrement dans son dernier album "It's a Good Day" (label Mack Avenue 2014).
Cyrille Aimée compte d'ailleurs sur cet album pour donner un coup de pouce à sa carrière européenne amenant avec elle tout le quartet qui l'accompagne sur l'album : Michael Valeanu (guitare électrique), Adrien Moignard (guitare acoustique), Sam Anning (contrebasse) et Rajiv Jayaweera (batterie).
Tant au Théâtre Antique pour cinq morceaux qu'au Club pour une douzaine de titres, c'est le nouvel album qui fournira l'essentiel du répertoire interprété. Le set "découverte" s'ouvre tout à fait naturellement avec It's a good day titre immortalisé par Peggy Lee qui se charge ici d'une fine touche manouche avec un solo de guitare acoustique d'Adrien Moignard. Sur Bamboo shoots composition de Sam Anning, le phrasé de Cyrille Aimée est chaleureusement impeccable et Michael Valeanu nous offre un délicieux chorus de guitare électrique. Pour la suite c'est Nuit blanche une composition paroles (en français) et musique de Cyrille Aimée débordante de sensualité ; au Club elle en donnera une version plus étirée avec un scat bien appuyé faisant oublier sans problème des paroles d'une naïveté quelque peu "adulescente". Nouveau clin d'œil manouche avec All love une composition de Babik Reinhardt sur laquelle Cyrille aimée a mis des paroles. C'est avec One way ticket une autre composition de Cyrille Aimée évoquant un voyage personnel en Inde qu'elle choisit de terminer ses concerts aussi bien au Théâtre Antique qu'au Club de Minuit .
Dans les quatre-vingt minutes du concert au Club il y aura en supplément quelques standards et de superbes échanges de guitare, mais aussi quelques belles surprises comme les reprises de Off the wall de Michael Jackson et Pourtant de Mathieu Chedid et Vanessa Paradis toujours complété de scats bien construits qui signent que Cyrille Aimée a tout d'une grande chanteuse de jazz dont la France son pays natal devrait vite tomber amoureux comme elle a su le faire pour Diana Krall ou Stacey Kent.
Gérard Brunel & photos Jazz-Rhone-Alpes.com
Tigran et son projet "Mockroot"
Avec son ultime album, "Mockroot", Tigran Hamasyan finit d'explorer des chemins qui lui sont propres, dans un style plus épuré que celui du précédent album "Shadow Theater".
En concert à Vienne il nous propose une version encore plus stricte du programme de "Mockroot", avec juste la voix légère aérienne, le piano, puissant, vif, violent parfois, la basse et la batterie bien présentes, jamais envahissantes toujours dans le ton du jeu du pianiste. La plupart des morceaux commencent par un exposé de la mélodie par la voix ou le clavier, comme une comptine, puis sur un signe de tête la section rythmique entre en action, le piano se met à gronder. Le groupe est une espèce de power trio qui permet au compositeur de privilégier les influences hard rock, voire heavy metal, avec une musique qui n'est pas basée sur le blues, mais sur des compositions personnelles qui s'inspirent de la musique traditionnelle arménienne, ou parfois d'authentiques airs anciens de cette même musique.
Le concert reprend les morceaux de l'album, au passage et dans le désordre on reconnaît, Song for Melin and Rafik, Kars 1, Kars 2, To Negate, Grid et Out of the Grid.
Tigran développe toujours cette même expressivité impétueuse et puissante, qui sont sa marque, où tout le corps s'engage, debout dans les forte au tempo foudroyant, la tête au plus près du clavier, dans les introductions jouées adagio, dans une position qui n'est pas sans évoquer celle d'un autre pianiste, classique et canadien et tout aussi hors norme. La section rythmique est à la hauteur du projet, en inspiration et en virtuosité avec une batterie bien tangible mais jamais importune et une basse d'une existence évidente.
Avec le projet Mockroot, Tigran Hamasyan semble avoir fait le tour de ses explorations de la musique traditionnelle arménienne sur un mode jazz-heavy metal-electro. Nul ne sait où va l'entraîner sa recherche, la seule chose que l'on puisse dire c'est que ce sera certainement surprenant.
Michel Mathais & photos Jazz-Rhone-Alpes.com
(Tigran Hamasyan, piano, voix ; Sam Minaie, basse ; Arthur Hnatek, batterie)
La Melody du bonheur
Ratée lors de sa première venue à Vienne en 2012, on s'était rattrapé l'année suivante à Fourvière. Un grand moment bluffant et irréprochable à tout point de vue. La jeune chanteuse américaine s'était alors parée des attributs de la diva de jazz, robe affriolante et répertoire tendance caliente, reflet de ses premiers albums nimbés de tropicalisme entre bossa brésilienne et fado sud-américain. Pour le côté classieux et glamourissime, on n'avait guère vu mieux. Revoilà donc la belle sur la grande scène viennoise, ouvertement heureuse d'être là dans la foulée de son quatrième opus "Currency of Man" qui annonce d'emblée une autre couleur.
Derrière ses habituelles lunettes fumées, Mélody Gardot a opté pour le noir d'une veste sur chemisier strass, pantalon slim idoine et bottines talons aiguille. Diva toujours mais tendance rock cette fois, pour aborder des contrées résolument black, comme ce R&B qu'elle enclenche en ouverture guitare en bandoulière. Encadrée par sept musiciens -dont cinq blacks justement- parmi lesquels une section cuivres où l'on retrouve Irwin Hall, son incroyable saxophoniste capable de jouer avec deux instruments en bouche mais qui sera moins démonstratif et mis en avant qu'à l'accoutumée, la chanteuse revient aux sources fondamentales de l'Amérique. A savoir du blues-gospel lorgnant parfois vers la soul et des balades folkeuses qui incitent à siffloter comme le fera son pianiste.
Sensuelle Mélody pour de sensual mélodies déposées comme une pommade apaisante après la radicalité du set de Tigran proposé en ouverture. Petite parenthèse à ce propos, on peut s'étonner de cet incongru mariage. Car le "Mockroot" du prodige arménien était bien sombre, noir lui aussi mais d'une autre façon, avec ses plages longues et obsessionnelles, entêtantes, rappelant un certain jazz-rock progressif des seventies. Mais en quelques quarante minutes, le versatile Tigran aura donné l'étendue variée de ses talents, réservant quelques formidables fulgurances et notamment dans le magistral timing rythmique de ses deux acolytes et plus particulièrement de son bassiste cador Sam Minaie.
Glamour toujours...
S'il a eu de quoi satisfaire les aficionados curieux, ce set a pu déconcerter les novices plus aptes à être réceptifs aux propositions plus "mainstream" de Mélody Gardot, qui il est vrai par sa seule présence physique ne peut guère laisser indifférent. Elle en joue aussi en cabotinant parfois, verre de rouge à la main et propositions canailles lâchées dans un français impeccable. Il n'empêche. Malgré toute la rock attitude dont elle s'habille, le naturel revient vite au galop, à savoir un glamour fatal qui nous ferait littéralement fondre si la canicule ambiante ne s'en chargeait déjà. Amoureuse, Mélody ? Glamoureuse assurément, celle qui dit écrire pour les étoiles, les bébés (!), et sur l'amour immanquablement. Thème éternel qui trouve son apothéose dans Our love is easy, titre figurant sur son précédent opus, où la guitare des années 50 se marie aux balais délicats du batteur et à la trompette bouchée. Le slow qui tue et qui fait s'il en était encore besoin, la preuve que cette fille est une crooneuse hors-pair capable d'offrir un pendant féminin à un Sinatra. Qui connaît et maîtrise ses classiques tant sur le plan vocal que pianistique, comme ce fut le cas pour cette March for Mingus où elle rend bel hommage à Charlie Mingus (mais aussi à Charlie Haden, et Ornette Colman qui vient de nous quitter), et se glisse, avec la mélancolie qui teinte ses compos, dans le souvenir d'une Billie Holiday, tant sur la forme que dans le fond avec des textes plus sociaux (voire raciaux) évoquant la marge et les destins brisés. Ainsi de son Preacherman qui narre l'histoire d'un jeune noir assassiné et qui semble être son Strange fruit à elle. Outre les cuivres, les belles guitares ourlent sans cesse ce nouveau répertoire résolument blue-rock et il faudra attendre les trois titres livrés en rappel pour verser dans un groove funky soul dont elle s'est délibérément passée jusqu'alors. Il n'en fallait pas plus pour enfoncer le clou et se mettre dans la poche l'unanimité des gradins.
Michel Clavel & photos Jazz-Rhone-Alpes.com
Au Club de Minuit
La galerie de photos de Jazz-Rhone-Alpes.com
Les concerts du jeudi 2 juillet 2015
Big Band de l'ENM ; Denis Cuniot ; Elsi Etna Quartet ; Swing System ; Marc Cabrera Trio & guests ; Loop Deluxe Duo ; Blast ; Cyrille Aimée (Théâtre Antique) ; Tigran ; Melody Gardot ; Cyrille Aimée (Club de Minuit)
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