Une carte blanche à Laurent Brun
Le jazz est-il populaire ?
(prolongement de la réflexion entamée par François Robin le 6 juillet 2013 : voir ici )
Le jazz est-il populaire ? Le blues le serait plus. Plus facile d'accès, plus universel ? Plus médiatisé, plus vendable, plus exportable ? Johnny Winter m'a donné envie de jouer de la guitare, mais c'est Wes Montgomery qui m'a poussé à aller plus loin dans l'étude de l'instrument.
Au-delà des contingences économiques, c'est d'abord sur ses aspects politiques que le jazz dérange. Musique de revendication, musique porte drapeau de la liberté, musique identitaire de la cause noire américaine, elle a forgé son style dans l'inimitable, dans le refus des catégorisations, une musique en perpétuel devenir, une musique complexe, que les blancs n'atteindraient pas, une revanche en quelque sorte sur le sort réservé à la minorité. La tradition de l'improvisation remonte à bien plus longtemps et le jazz n'en a pas la propriété. Néanmoins quand on parle aujourd'hui de musique de l'instant, c'est au jazz qu'on se réfère.
Dans notre société marchande, l'improvisation fait peur. Impossible de la faire rentrer dans des cases, pas facile de la tenir en laisse, de la dresser. Les musiciens de jazz sont encore catalogués comme des artistes en free lance, à qui on ne tient pas la bride. Néanmoins le free jazz a eu son heure de gloire et n'a pas fait plus d'émules chez les musiciens que dans la société des mélomanes. S'il existe encore une radicalité dans le jazz, celle qui édicte le postulat que toute musique qui se répète et se reproduit à l'identique est une aberration et un objet mort, elle ne se trouve encore qu'à la marge et peu de musiciens et de salles de spectacle ont le courage de la porter. La radicalité a fait place à une musique plus sophistiquée, plus conceptuelle, même si elle en garde encore quelques aspects sauvages et aléatoires.
Le blues a quelque chose de rassurant. Ces douze mesures sont dans toutes les têtes et de toutes les générations. Les chants de travail, à la base chants pour supporter l'insupportable, sont devenus à nos oreilles de simples mélodies facilement reconnaissables et dansables. Pire, elles sont devenues avec le rock, qui s'en est inspiré, la réplique en musique du son des machines dans les usines, de quoi prolonger l'aliénation d'une partie de la population à travers ses loisirs et ses hobbies. Le politique peut mettre un nom sur le blues, une casquette, lui trouver une destination économique, lui inventer une récupération facilement marchande. Le blues peut se décliner à la sauce roots, reggae, rock, funk...
Revenons sur l'idée même de l'improvisation qui caractérise le jazz. Improviser, c'est en musique ne pas savoir ce que l'on va jouer dans l'instant et le découvrir au fur et à mesure que le temps avance. La musique se construit sur le néant, chaque pas amorcé est un tremplin pour le suivant.
Si on élargit l'idée d'improvisation, on pourrait dire que c'est une forme de pensée. Ce serait même un pléonasme que de dire cela, car penser c'est un peu lancer des mots en l'air, qui formeront des idées, qui se bâtiront au fur et à mesure de la réflexion. Il y a l'idée de se projeter, un mot en entrainant un autre, une idée succédant à la précédente. La pensée est forcément en action, elle se nourrit elle-même. L'écriture est le fruit de cette pensée en action, de l'improvisation. Un texte structuré et réfléchi nait d'une improvisation.
Improviser, cela peut être en mots, en vers, en prose, en notes. Cela a un impact forcément sur sa vie en général. Cela conditionne sa façon de voir les choses, de réagir à un évènement imprévu, de penser l'impensable. L'improvisation a toujours fait peur au politique car philosophiquement l'aléatoire déplait. Pourtant penser l'avenir et penser la révolution (le changement), quel que soit le sens que l'on donne à ce mot, suppose un acte d'improvisation, une étincelle émergeant du chaos, du chaos de la société, même si cette société est porteuse d'une histoire.
La société a parfois peur des changements, elle se méfie de l'improvisation. Le politique n'a pas appris au peuple à penser, elle tient ses écoles, ses professeurs et ses écoliers sous la bride.
Le jazz pas populaire ? Pas tant qu'on n'aura pas donné dans la société toute sa place à l'improvisation c'est-à-dire à la pensée.
Laurent Brun
