La carte blanche à Tchen Nguyen
L'ombre du Vent-Raoul
Le Hot Club de Lyon va organiser un festival dans ses pierres et hors les murs.
Je ne sais pourquoi, j'associe ce que représente ce lieu -étendard du jazz - au plaisir que m'a laissé la lecture du roman de Carlos Ruiz Zafon,"l'ombre du vent", best-seller au succès mérité. C'est une performance car, au milieu de l'opulence humaine de figures baroquement ibériques et de l'attraction de lieux mystérieusement ou joyeusement barcelonais, le personnage romanesque central est en fait un concept abstrait, celui de la création. Petit attribut des hommes qui se faufilent parfois de génération en génération, tendrement ou violemment, souvent des deux façons en mélange, mais qui a besoin pour cela de vecteurs concrets, un livre, des livres, la maison des livres oubliés, une avenue, un piano, la colline du Tibidabo.... Où est le vent dans tout cela, et son ombre ? Se peut-il que les humains puissent y trouver leur place ? Souffler eux-mêmes ?
Hot club...Raoul Bruckert.....
Il fut un temps où il était chouette de rechercher le "hot", de s'en revendiquer. La revue "Jazz hot" fut allègrement créée (aujourd'hui, c'est très neutrement "Jazzman" ou "jazz magazine"). Il y avait Django et son quintet du Hot club de France et Louis Armstrong avec son "hot five all stars". Les "haricots rouges" étaient encore plus chauds que les marrons. Aujourd'hui il est de bon ton de se revendiquer côté cool. Reste cool et zen mon gars !
Je me rappelle un séjour officiel en Chine; nous passons en voiture (non moins officielle) au milieu d'un attroupement. Ma question: "qu'est ce qui se passe ?" Réponse: "rien, ce sont des excités, des révolutionnaires, des rouges". Pauvre Chine !
Véhémence et poésie
C'est terrible pour moi qui suis un excité, bien que je ne rejette en rien les grâces de la West Coast (écoutez West Montgomery dans le very dialectic "West coast blues") et la beauté de la sagesse tibétaine (écoutez les terribles grondements caverneux des incantations bouddhiques). Mais j'aime le jazz, notamment dans son côté hot car il manifeste notre capacité d'indignation et de révolte. Plutôt, j'aime que le jazz réalise le mariage entre le hot et le cool, entre la véhémence rageuse et la douce poésie.
Je me rappelle aussi le hot five de France, gens du voyage en fratries de "Ritals" et autres manouches, avec leur foyer itinérant estampillé "moteur à l'humain". C'était alors une part de l'ambiance dominante de la France (celle qui se revendiquait fièrement, l'autre avait mollement honte), où l'Inconnu était fêté et non craint et encore moins diabolisé.
Filiations et fils à sons de Raoul
Le Hot Club fut un sacré lieu d'amour déclaré à l'inconnu et de passage à l'acte de la découverte. Les murs de la cave en voûte voyaient leur température évoluer au gré des décibels ou des respirations.
Je suis enchanté d'offrir du temps de parole à Fred Bruckert étant donné le peu de place consacré par Le Progrès au jazz. Fred raconte: "le son du sax ténor de Raoul était comme un lieu de rencontre entre le son de Ben Webster, lui-même dans la lignée de Lester Young dans les tempos lents, les ballades, de celui d'Illinois Jacquet dans les envolées prestissimos et celui de Paul Desmond dans les vitesses intermédiaires et les exercices d'équilibre". Nous avons ainsi une idée des filiations et des fils à sons de Raoul.
Fils et père.
L'un de ses morceaux préférés était "On the Sunny Side of the street". Fred l'a souvent joué avec lui en tenant sa partie à la guitare. Ces ébats musicaux n'empêchaient pas les débats familiaux. Raoul torturait le fiston en proclamant que ce que jouaient Chick Corea ou Herbie Hancock n'était pas du jazz. Mais un beau jour, il se mit en tête de glisser vers la fusion et vint voir Fred, une liste de musiciens à la main, pour se mettre à jour. Il se vit répondre que presque tous les disques indiqués étaient déjà sous le toit familial. Le répertoire à cordes de Fred était sans aucun doute plus dans le vent que celui du paternel souffleur. D'ailleurs Raoul évolua au contact du guitariste Philippe Roche. Puis il fit un stage avec Dave Liebman, ancien compagnon de Miles. Son évolution instrumentale monta vers les aigus. D'abord le soprano lui permit de s'aventurer vers un nouveau style modal, puis les difficultés de poumon l'amenèrent à pratiquer l'alto, instrument plus léger. Sentait-il, qu'au delà des dimensions physiques et matérielles, sa manière de jouer l'éloignait de ce qui avait fait sa pâte sonore avec la patte créatrice qui le rendait reconnaissable entre mille ? Il se remit à la clarinette dans les derniers moments de sa vie. Ce fut un véritable "revival" au sens plein, dans les retrouvailles de la jubilation artistique et le retour aux sources techniques. Il avait justement appris la pratique instrumentale au conservatoire avec la clarinette. Il faut que j'aille voir l'instrument gardé par Fred. Par ailleurs le piano que vous pouviez entendre au Hot a appartenu à Raoul.
L'homme Raoul.
Quel parcours de musiciens, d'animateur de lieu, d'amitiés enfanteuses de projet. La Caisse des Dépôts a depuis longtemps une filiale qui s'appelle "Pierres et vacances". Le jazz a depuis plus longtemps encore une dépendance qui s'appelle "Pierres et sonorités en caves". Et à Lyon, nous avons nos traboules musicales.
Le chemin de Raoul fut aussi jalonné par d'innombrables ronds de serviettes qui gardaient leur place bien au chaud dans les bouchons ou des grandes tables. Fred fut du coup un enfant bien heureux en ces jolis dimanches.
Avec le don du son, Raoul avait aussi le talent de la lumière. Il fut peintre notamment dans son atelier du Bugey et dessinateur sur soie, domaine qui l'amena à créer une entreprise. Ce Lyonnais parmi les lyonnais ne fut jamais capté par la capitale et contribua à réchauffer notre ville tout en gardant juste ce qu'il faut de brume.
Côté soleil
Le hot fut un foyer rassembleur et inspirateur.
Comme la cérémonie d'enterrement de Raoul, après l'homélie de Max Bobichon, fut un hommage recueilli et festif. Au son de "Sunny side...." se forma le cortège autour du cercueil. Le parvis de Saint-Jean connut un moment léger et dense, les bulles aux oreilles et le nœud au ventre. Le raccourci pour Raoul pourrait être le suivant : toujours accompagner et être accompagné. Sa rue semble être obstinément côté soleil, car c'est le versant humain qu'il privilégie, que l'astre soit radieux ou nostalgique ou même voilé (il ne fit pas toujours les bons choix, il fut un homme), selon les heures et les humeurs.
Excusez du peu......
Avec des ombres musicales mouvantes, c'est encore mieux que sur un banal cadran solaire, car il fit du Hot-Club une boussole jazzistique.
Avec Raoul, Louis Armstrong, Boris Vian ou Sydney Bechet sont venus "taper le boeuf" sous les voûtes du club. Son sax se mêla aux musiques créées par Miles Davis, Coleman Hawkins, Charlie Mingus, Archie Sheep, Michel Legrand...
Les lieux? Il faut d'abord trouver la porte d'entrée donnant sur la rue (ne pas confondre avec les sex-shops), ensuite comprendre qu'il faut bifurquer pour en trouver une autre plus discrète (attention à la tranquillité des voisins), traverser une courette, descendre les marches, être accueilli par des photos jazzy et tomber sur le bar, antichambre à la salle de concert.
Le hot fut itinérant avant d'élire domicile rue Lanterne. Fred se rappelle le mobilier de ces années, en noir et blanc, avec des cubes modulables permettant de tenir salon de musique.
Au centre de Lyon
Aujourd'hui, des gradins pas trop serrés forment le fond de la salle (parfois, heureusement ou malheureusement, le public clairsemé permet de se prélasser sur lesdits gradins) et devant, nous avons les chaises dans une position plus classique. Dans l'antichambre, un certain phénomène produit inexorablement ses effets : parler un peu plus fort pour se faire comprendre du voisin alors que parviennent les sons du spectacle, la boisson aidant, la montée décibélique amène les musiciens, parfois surpris par les flambées sonores se faufilant par la porte ouverte, à forcer leur expression. Jusqu'où doit aller le charme du spectacle vivant ? Je ne suis pas un fan du silence recueilli, mais pas du tintamarre incongru et irrespectueux non plus. Et il n'y pas de quoi perdre le sens de la mesure avec les boissons proposées.
Le public est souvent jeune en fonction des spectacles très divers, avec du coup une programmation presque en manque d'identité. En tout cas en publicité pas toujours efficace. Les horaires sont classiques, début aux environs des 21h30 et on est en pleine presqu'île où on peut passer en d'autres lieux dans la même soirée, avec l'impression de vivre pleinement sa vie de lyonnais.
Aux côtés de Fred, j'ai joliment goûté au beau concert (malheureusement en manque de pub ; bis) de Rachel Z au piano, Omar Hakim à la batterie et Solomon Dorsey à la basse. Ce fut une soirée "ombre du cyclone" Weather Report. Les balais (et baguettes) d'Omar emportaient tout sur leur passage.
More hot please.
Je reviens à mon vagabondage sur le thème du hot. On laisse aujourd'hui volontiers cet attribut à la chili sauce, la cuisine tex-mex , aux achards réunionnais, aux pâtes thaï ou au piment vert mélangé aux gombos et à la mangue amère d'Afrique. On va en ces lieux gustatifs pour se dépayser de notre quotidien. Le hot, c'est l'ailleurs et les autres. Et on est traumatisé par la perspective du réchauffement climatique tout en se les gelant.
Mais c'est beau le hot. Miles est passé du bop au cool , puis à la fusion.
La brûlure de la quenelle qu'on déguste en bravant avec son visage les vapeurs du mets juste sorti du four, cuiller à la main et serviette autour du cou nous transporte immanquablement vers le very hot. Et le gratin dauphinois et la fondue savoyarde ? Cela n'exclut pas une fraiche salade de mesclun. Il faut goûter à l'un pour apprécier l'autre. Et Nardone réussit le tour de force de nous proposer une glace au gingembre.
Flammes et ombres de la lanterne.
L'ombre de Raoul est épaisse et vibrante.
Je ne voudrais pas que le Hot Club perde son identité même s'il faut, et on doit, la réinventer. Le club doit continuer d'appartenir à cette rue Lanterne, la bien nommée, pour éclairer notre douce envie d'aller plus loin tout en projetant nos ombres complices sur la chaussée miroitante, parfois glissante. Une flammèche suffit pour nous mettre de mèche avec le plaisir.
Il faut du hot pour que la terre puisse vibrer en début de journée ou fumer en sa fin, nourrissant le parcours souvent bizarre de nos racines. Et, au-dessus, nous permettre de ressentir les nuances du vent.
Raoul était peut-être déraisonnable pour mieux faire résonner la beauté. Rue Lanterne, il fut un aristocrate de la révolution-jazz.
Le fil-soyeux- de Pénélope.
Encore une fois, lisez le livre de Carlos Ruiz Zafon "La Sombra del viento", nous narrant les parcours de Daniel, Julien et Pénélope à Barcelona. C'est aujourd'hui en édition de poche et vous titillera l'inspiration. Julien et Daniel, Raoul et Fred? Où est le fil -parfois soyeux- de Pénélope?
Nous avons pour notre part la fraiche brise au bord de la Saône, le long du Marché Saint-Antoine. Les mouvements du Rhône vont jusqu'aux losnes. Nous profitons alors pleinement de l'ombre du" Vent- Raoul", légère, hot et fraternellement présente, prégnante.