La carte blanche à Tchen Nguyen
Un soir avec n°4597,
Je suis soumis à une vraie vie de bagnard du jazz.
La veille, le vendredi, A-Vaulx Jazz s'ouvre en intimité tonitruante et festive à l'Apostrophe face à la gare de Saint-Paul en plein centre de Lyon, avec Sangoma Everett, éternel inventeur ès-drums, et son complice Kirk Lightsey au piano, venu spécialement de Paris, complété par Ben Guyot à la contrebasse . Kirk est un des rares musiciens que je connaisse, capable de faire naître aussi miraculeusement et instantanément le groove en plein tintamarre, d'imposer l'écoute respectueuse et festive, en valorisant même, art suprême, les nuances les plus subtiles ou les accords les plus percussifs. Il a co-miroité et co-chuchoté avec Chet Baker dans sa soie délavée, parfois froissée, comme me le fait observer Thierry Serrano, mais Kirk conserve le pouvoir de transporter des gerbes de bouffées oxygénées, parfumées au Bourbon du Tenessee à travers des cumulo-nimbus bien chargés de brouhaha.
Ce samedi soir, évadé de Saint-Paul, je me fais la belle et suis en partie de campagne.
Un nouveau théorème de la cosmogonie
On m'a dit de sortir de l'autoroute pour emprunter les S menant à Saint-Maurice-sur- Dargoire. Je tourne à Bellevue et suis les panneaux en bois. L'arrivée se fait dans le noir. Le pré qui sert de parking baigne sous une fine pluie. A la descente de voiture, je pose prudemment un premier pied puis utilise la lueur de mon téléphone portable pour positionner le second. Le cheminement est signalé par des fanaux. Mais ce sont les parfums de l'étable qui me guident. Ca sent bien la ferme pour la soirée "jazz à la ferme". J'établis au passage un nouveau théorème de notre cosmogonie, dépassant le fameux E=MC2 d'Einstein. Celui-ci a prouvé que la lumière va plus vite que le son. Pour ma part, j'éprouve le fait que les odeurs se répandent plus rapidement que la musique. Je ne perçois celle-ci qu'au bout de certains, presque interminables, instants et cela me permettra ainsi de terminer mon trajet.
Fière de son paysan
Marc Ollagnier, organisateur des réjouissances et propriétaire de l'étable, accueille les 120 convives-auditeurs. Il pratique l'agriculture bio mais ce soir la musique est survitaminée. Il porte un superbe t-shirt "fier d'être paysan" et aussi un p'tit short (il parait que cela correspond à une pratique toutes saisons), montrant ses mollets bien sculptés qui font sans doute dire (ou penser) à son épouse "fière de mon homme".
Je suis assez vite aux antipodes de l'imagerie folklo du salon de l'agriculture. Point de paysans sous l'effet de l'alcool, arrosés comme ils souhaiteraient voir leur terre, et s'adonnant à des refrains débridés et bruyants. Je suis même impressionné par le sérieux des convives venus pour la convivialité musicale et culinaire , presque la communion dans la crèche, et non le déchaînement des instincts. Ils sont concentrés comme un fromage de chèvre mûri à point sous sa délicate croûte. Les photos l'attestent, ils boivent deux fois plus d'eau que de vin. J'en suis désemparé, moi qui absorbe autant de vin qu'eux d'eau. Car je partage le credo de Pierre Dac : "je préfère le vin d'ici à l'eau de là". La table jetant son parcours sur toute la profondeur de l'étable, constitue une interminable jetée accueillant les substantifiques offrandes au milieu d'un océan de bonne humeur et de mines réjouies. Lard cru et fromage en apéro. La cervelle de canut est originale car bien vinaigrée-émoustillante. Elle semble aimer se prélasser sur les douces patates cuites à point et exhalant un délicat parfum de laurier. Puis viennent le lard cuit et le saucisson poché, suffisamment salés pour appeler la boisson. Je suis béni des dieux de l'étable. Mon voisin, à défaut d'être roi mage, est pistonné et fait savoir à la patronne qu'il aime le gras. Je profite des attentions particulières qui lui sont prodiguées.
Du petit Jésus en culotte de jazz.
Sur le plan, musical, l'assistance est composée de connaisseurs élégamment policés et polissant leurs oreilles à l'aide des différentes musiques présentées sur scène. C'est du petit jésus en culotte de jazz
La fréquentation des standards (chaque musicien peut en choisir trois) favorise les déclinaisons complices en différentes formules. En duo (Guy Delorme et Pierric Natal aux guitares), en classique trio (Didier Martel au clavier, Philippe Spennato à la contrebasse et Matthieu Garreau à la batterie) ou en septet (ajoutez Michel Rodriguez au sax). Posté au milieu des ruminants, Clément Bally est imperturbablement aux manettes du dispositif "son et lumière" de la crèche grandeur nature.
Dans l'émotion de la soirée qui avance, Guy Delorme annonce que son compère va nous gratifier d'une première en chantant en plus de jouer de la guitare. Eh oui, on peut montrer un sérieux musical de véritables pros, solidement campés dans cet abri bien rassurant, et même cocoonant, et ne pas dédaigner la prise de risque. Ceux d'ici la pratiquent, à mon sens, parfois plus que certains qui se produisent ailleurs sur des scènes renommées, mais toujours avec leurs doubles filets de sécurité.
Ici, on assure et on se lance. C'est du professionnel poétique avec son résultat : ça germe en dixieland, ça bourgeonne en be-bop, s'épanouit en funky, jette ses grappes de camaïeux en west coast ou ses gerbes en tons contrastés de hard bop ou en reflets mordorés de bossa nova, ça pousse dans la rosée du matin et ça embaume l'air du soir, ça nourrit, rassasie, comble les papilles et excite délicatement les nasales. Et bien sûr, on en prend plein les portugaises, en délicatesses ou en exubérances.
Number 4597
Je m'aperçois que je n'ai quasiment pas quitté la vache n° 4597 qui m'a fait face toute la soirée, avec ses jolies lunettes rousses surmontant son nez blanc pour finir à son museau rosé. Elle a tranquillement accompagné le spectacle sans se laisser détourner par son voisin de droite, étrangement poilu dans sa robe brun foncé. Une tenue de bure ecclésiastique mais un air de gaudriole.
Vers minuit trente, n°4597 s'affale nonchalamment, en plein boeuf musical, et me donne des idées. Le temps d'acheter des fromages frais, mi-frais et mi-secs, et de déguster la sapinette de Marc, je reprends prudemment les S à l'envers. Doux mais terriblement illusoire sentiment de pouvoir rendre réversible notre parcours de vie. A nous, maintenant, n° 7954. Et prétentieux avec cela!