17 août 2010: Tchen très ému par la disparition d'Abbey Lincoln nous a fait passer ce texte que nous publions dès sa réception. A lire !
Abbey, now and here, Place Bellecour, à Vaulx-en-Velin ou ailleurs,
J'ai su que tu es partie ce week-end. Heureusement que le festival de Crest est fini. Je n'écoute pas de voix en ce moment, surtout pas tes disques. Pour quelques jours. Je préfère être dans le dialogue, non pas avec toi, je n'oserais pas avoir cette prétention, mais avec les empreintes que tu as laissées en moi.
A-Vaulx-Jazz nous avait fait le cadeau de t'entendre en XXXX; j'étais dans les premiers rangs. Tu étais dans le camaïeu que ton exquise beauté sans âge, tout particulièrement avec les reflets ambrés de ta peau, nous imposaient : les bruns, les noirs tirant vers l'anthracite, les reflets de cuir, le fameux chapeau noir et coquin bien sûr posé sur les nattes tressées, et le sourire qui n'est pas là pour charmer car l'impression va au-delà. J'avais lu dans la revue "jazzman" un entretien avec toi. Le gars avait eu la chance d'être allé dans la cité de la grande pomme et d'être reçu par toi. Le sadique, il remuait le couteau de la jalousie en nous narrant les circonstances. Comme dans mon enfance, j'étais partagé entre la jalousie et la gratitude d'avoir un intermédiaire pour avoir accès à Raymond Kopa dans "Miroir du football", pour comprendre comment il avait fait depuis qu'il avait été mineur de fond en pays ch'ti jusqu'à être star du Stade de Reims et du Réal de Madrid, et nous expliquer la magie de ses contre-pied extérieurs pied droit, cheville complètement désarticulée pour pouvoir mieux caresser le cuir. A Vaulx, dans les mouvements très rapides, tu chantais parfois une note sur deux mais tu nous donnais l'impression de nous en offrir quatre, parce que tu étais capable de bourrer une seule mesure (la mal nommée, pour toi et les tiens, car elle est alors "limitée" par des barres de démesure) par plein de silences. Les silences pour multiplier, vous êtes peu de seigneurs à pouvoir le faire. Et dans les mouvements lents, ce n'étaient plus des silences mais des soupirs habités. Comme tous les grands moments de concert, on peut se les remettre en mémoire en retournant ces cadeaux dans tous les sens. On se les recaresse, on en réhabite nos oreilles, et il ne reste plus qu'à lever les yeux au ciel ou vers les copains.
Et, bien sûr comme tous les amoureux du jazz, je reçus le don de votre disque avec Max, la "Freedom now suite", duo voix -drums, puis avec les autres pour nous emporter dans la plénitude, il fallait alors le faire. Un de mes disques de l'ile déserte. Mais je me rappelle l'avoir mis dans ma voiture, vitres baissées par oubli, en un endroit qui ne l'était pas, désert, dans un embouteillage après le Pont de la Guilllotière en prenant la rue de la Barre en direction de la place Bellecour. Ceux qui me connaissent savent que j'écoute toujours assez fort ; alors ce disque ! Je n'avais d'abord pas remarqué, mais j'y étais bien obligé à partir d'un certain moment, les regards médusés, au bord de la panique, un peu comme lors de la fameuse émission d'Orson Welles concernant la pseudo-invasion de New York par des extra-terrestres, de ceux qui recueillaient malgré eux l'écho de tes hurlements, de tes cris de révoltes, stridences mêlées aux vibrations, beauté du cri (je suis jaloux - que de jalousies en cet hommage- qu'un homme ne parvienne jamais à émettre un beau cri, ou du moins, que par racisme à rebours, on ne le considère capable que de vociférations de brute épaisse), envolées humaines, sortilèges inhumains, accompagnés des roulements drumeux en belles giclées de Max. Heureusement, il n'y avait aucune femme à mes côtés pour faire songer à un viol. C'était de la musique, de la pure musique. Cela faisait plus que déménager, ça transfigurait, ça obligeait à attendre la suite. Je n'en ai cependant pas voulu aux automobilistes de passer au feu vert bien mérité sans pouvoir s'apercevoir qu'après les cris viennent le chant souverainement apaisé et riche de la femme après l'amour, la fécondation du cri car celui-ci n'a pas résonné dans le vide, l'invocation victorieuse des villes et peuples de l'Afrique du sud prémonitoire des lueurs qui seront jetées par Mandela. Nous étions en 1960. Cette Suite DE (et POUR, c'est la richesse du titre sans article) la liberté, fut ainsi plantée place Bellecour. J'avais alors envie de te dire "now and here". Au même moment, Cathy Berberian chantait en toute liberté Sequenza trois de Luciano Berio tout en arrangeant les Beatles et vocalisant sur Monteverdi, à la barbe des bien- pensants.
C'est le privilège des grands artistes comme toi de jouer avec les mots et nos sentiments en toute crédibilité. Tu chantais : "Avec le temps va, tout s'en va". Je crois, et ce ne sont pas les circonstances présentes qui me le font dire, que ce Ferré-Abbey est pour moi un des moments les plus magiques de chanson française jazzée, encore au-dessus du fameux Nina-Brel sur "Ne me quitte pas". Je ne parle évidemment pas de la confiture industriellement dégoulinante sur ce bon filon de la marque "bonne Stacey", à couvercle nappe à carreaux pour faire vrai. Tu nous dis ces paroles fortes à la suite de Léo, comme Aragon a dit "il n'y a pas d'amour heureux". On comprend, on retient notre souffle et d'autres choses en nous, car on a peur d'être submergé par ta sorcière poésie. On en est chaviré au fur et à mesure que la chanson se développe et que l'accent noir américain donne force aux mots, et que tes complices musicaux te relancent pour monter encore plus haut (dont Pat Metheny et Roy Hargrove sur le disque), jusqu'à la chute finale (...n'aime plus,... tu dis plou...), mais on n'en croit pas un mot car tu peux justement proclamer quelques instant après ou avant, dans un autre moment de poésie dans un autre disque- paquet cadeau: "Freedom now".
Tu es partie. Tu nous laisses avec notre responsabilité du "now and here". Je me rappelle un autre disque de ma période de découverte du jazz. Des galettes vinyle restituaient précieusement les conditions du "live" même quand le son était capté en studio, notamment dans la série "Blue Note", comme celui avec Canonball et Miles se terminant par "where is the beer opener ?". A qui appartenait cette belle voix grave disant cela comme dans une chute de Musset ou de Goethe? Bon dieu, si j'avais pu être là pour apporter illico l'ustensile. Un autre disque commençait par "go Max" et vlan, Max nous emportait, balayant (il excellait dans cet art) les lieux avec son quintet sans piano, car Max n'en éprouvait pas le besoin pour nous emplir de mélodie. Aujourd'hui, dois-je encore dire de toi que c'est du "live" ? Oui, tout compte fait. Et c'est "go Abbey", longtemps et encore longtemps, où que tu ailles.
Lyon, 16 août 2010