La carte blanche à Tchen Nguyen
(Vienne 14)
Jazz in the city
Ce soir, Diana a fait du bon (parfois très bon) Krall, bien en ligne, et Elvis a fait du bon Costello, à remous.
Je vous emmène maintenant au jazz en ville, à la rencontre de ceux qui aiment la musique sans aller systématiquement au théâtre romain, pour diverses raisons.
Il y a en effet les 14+1 séances du festival au théâtre antique, puis celles du Club de minuit et du JazzMix. Cela donne un sacré éventail de concerts avec vue sur des musiciens aux genres et personnalités multiples. Mais Vienne n'est pas qu'une savante addition de programmations, prestigieuses ou audacieuses. C'est une ambiance de ville, une manière de vivre sa ville et la musique qui, à son tour fait vivre la ville. Il y a autant de facettes qu'il y a d'habitants et de substances qu'il y a de manières de faire du jazz, celles qui bougent, qui réunissent, font sautiller ensemble, la tête penchée, les yeux brillants.
Je fais fréquemment des virées avant et pendant les concerts, profitant de la liberté de mouvement que me donne le badge. Il y a la scène de Cybèle, gratuite, conviviale, profitant de cette quinzaine ensoleillée, lieu de rendez -vous, havre de plaisir où on peut parler (pas trop fort) pendant que les groupes se produisent. Les poussettes croisent les respectables Messieurs Dames avec leurs cannes.
Pierre-Guillaume, 17 ans, Corentin, 17 ans, Anne, 18 ans, Cécile, 17 ans sont lycéens ou déjà bacheliers ; je les interroge au milieu de leur tablée de 9 jeunots. Ils ont grandi dans et avec le festival. Ils aiment l'animation que prend la ville pendant deux semaines. Cela fait penser aux vacances et marque une rupture dans le déroulement de l'année. Même les contraintes- "on est serrés, c'est difficile de circuler" -sont considérées avec bonhommie. Leur idée essentielle : "il faut garder cet évènement unique en France et qui est bien à nous". Leur hit parade musical (fait au mercredi 7 juillet) est Paolo Conte, Joe Cocker et Dee Dee Bridgewater. Ils ont moins aimé China Moses ; on a le sentiment qu'ils veulent entendre dans la spécificité de ce festival, des musiciens d'âge mur mais qui leur parlent d'autre chose, pour les changer de la musique qu'ils entendent quotidiennement. En ce qui concerne Joe Cocker, ils évoquent volontiers la référence à Woodstock mais s'empressent de demander ce que c'était. Un nom = une référence = un point non pas de repère mais de néon dans leur univers. Ils restent de marbre quand je leur évoque la dimension politique de l'évènement.
Puis me reçoivent chaleureusement à leur table de Cybèle : Gilda 52 ans, femme au foyer sans profession. Passionnée de jazz ainsi que son mari ; ses goûts sont classiques : Miles, Ella, Louis. Sa fille Sabrina, 29 ans, est assistante maternelle. Elle n'aime pas trop le jazz mais a été ébranlée l'année dernière par le club de minuit. Je trouve que c'est pas mal comme entrée in vivo dans notre musique, à suivre. Philippe, 25 ans, est étudiant. Il est tombé dans la marmite jazz et c'est lui maintenant qui a fait découvrir à ses parents Kyle Eastwood et Avishai Cohen à ses parents qui lui en sont reconnaissants. Ils veulent parler de leurs sentiments intimes. Ils ont besoin de rêver. Mais cette année "avec la crise", ils sont amenés à se priver de concerts de l'amphi romain, auxquels ils auraient aimé participer. Gilda cite ceux de Paco de Lucia, Joe Cocker, Michel PortAAAAAA...LLL dit-elle. Et aussi Diana Krall. Dire que ce soir j'ai subi dans mon dos les blablateries incessantes de deux bobos ayant entendu parler de Diana mais qui n'ont rien à cirer de la musique. Bon dieu, le monde est parfois mal foutu. Et puis, Gilda me met devant une contradiction on ne peut plus concrète. La musique est démutipliée par le partage. Elle et son mari ont transmis le virus aux enfants et au-delà. Les relais vont se prendre mais cela entraine la mutiplication de la sortie des euros du porte-monnaie. Pas de grand concert donc pour eux cette année. Ce sera la scène de Cybèle avec une boisson pour chacun. Il faut même compter pour les frites à 4 euros la barquette, présentée sans rien d'autre, cela fait en tout 20 € pour la famille. Ils précisent "Il faut favoriser le côté populaire. Le partage familial coûte cher. L'abonnement qu'on peut se transmettre dans la famille, c'est bien, mai nous aimons nous rendre ensemble pour échanger ensuite "Fric, convivialité ? Ils ont le sentiment d'une évolution plus au profit des spectateurs qui ont les moyens. Dur, dur. Je repense aux propos de l'ami Jean-Pierre Vignola. OK pour la programmation mais pour le porte-monnaie ? Mais tout n'est heureusement pas traduit en "money". Le festival crée l'évènement. C'est l'occasion pour eux d'inviter amis et familles qui, sinon, n'auraient pas de raison particulière de venir les voir. Ainsi Philippe a préparé activement l'accueil de copains de Grenoble qui ne seraient pas venus en dehors de ces circonstances.
Marie-Anne et Vincent ont la cinquantaine et habitent Vienne depuis 12 ans. Ils sont attablés à la terrasse du café des orfèvres. Elle est maitresse d'école et lui cadre dans une entreprise de matériel médical. On joue un solide jazz rock, carré et entrainant, sans fausse note, presque pro. Ils sont allés à trois concerts et n'ont pas pris d'abonnements. Ils apprécient tout ce qui vient en complément "Nous avons un sentiment de proximité avec les musiciens, grands et petits". Elle a été particulièrement émue de voir certains de sa classe participer à la séance inaugurale avec Manu Katché. Eux aussi attachent de l'importance au côté festif, comme entrée dans les vacances. J'aime bien leur expression "tout le monde joue le jeu". Cela dénote le côté ludique ainsi que l'aspect actif.
Armelle et Maurice, également dans la cinquantaine, sont avocats. Lui est viennois. Elle est venue récemment rejoindre son homme. Ils avouent être "ignorants de la musique" malgré leur niveau culturel d'ensemble. Le côté festif et évènement de grande portée l'emporte dans leur perception. "Nous avons l'impression d'être à Avignon ou Aix "Sentiment de fierté donc et impression d'être pleinement dans le midi avec ses fêtes nocturnes. Alors, ils ne boudent pas leur plaisir. Ils dégustent leur apéro à la terrasse de Cybèle où j'échange avec eux. Ils y rencontrent souvent des amis qui sont dans leur disposition d'esprit. Ils apprécient de côtoyer des jeunes et m'encouragent à aller à les interroger. Ils vont à quatre à 6 concerts selon les années, soit en bénéficiant d'invitations ou en achetant leur place. Joe Cocker et Paolo Conte remportent leur suffrage. En revanche, ils n'accrochent pas "au jazz qui part en vrille" Ils ont un peu le complexe fréquemment exprimé de ceux qui ne "comprennent pas". J'essaie de leur parler de plaisirs, de personnalités humaines des grands musiciens. Ils écoutent bienveillants mais ne semblent pas convaincus. Ils apprécient la dimension lumière du festival, "les sites sont superbement mis en valeur" et trouvent que chaque année il y une amélioration contrairement à l'avis de la famille de Gilda. Attention, il ya peut-être des avis différents suivant les situations sociales.
Par loyauté à l'égard de leurs jugements, je vous livre mon tiercé musical : Wayne Shorter, Michel Portal, Paco de Lucia.
Voici donc des échos que je tire de ma liberté de mouvement grâce à mon badge "presse". Une liberté d'ailleurs pas toujours comprise quand certaines personnes du Service Presse du Festival souhaiteraient que je sois de service pendant la totalité des conférences de presse, pour "remplir". (Ces conférences de presse,par ailleurs animées magistralement et en toute humanité par Robert Lapassade : gros travail de préparation et mise en œuvre respirant le naturel.) Quelle vision a cette personne de l'humanité en donnant l'impression de tirer son pouvoir de la distribution de contremarques donnant accès à la buvette réservée à la Presse par ailleurs sponsorisée. Nous avons bu à midi un Château Latour 1980 prélevé sur ma cave sans lui demander l'autorisation. Deux malheureuses exceptions, un chef technique à la grosse tête et un Staline en jupon, deux cailloux dans un océan de tendresse durant quinze jours. Naturellement, je prends l'entière responsabilité personnelle de ces appréciations sans engager Jazz-Rhone-Alpes.com.
Les merveilles gratuites de minuit.
Je repense à Sabrina en dégustant le concert du Club de Minuit ce soir. On peut accéder gratuitement à plein de merveilles du festival. Alfredo Rodriguez au piano, Peter Slavov à la basse, Francisco Mela à la batterie. Quand Alfrédo joue seul, c'est du Debussy puis du Liszt au parfum de havane, bien arrosé de rhum. C'est Martha Arguerich, la divine et fougueuse lionne du répertoire romantique, qui jouerait du jazz. Et en trio, je suis emporté dans un élan de grâce complice et accomplie qui me rappelle Bill Evans et son trio à Montreux. Cela fait du bien d'entendre un batteur qui fait de la musique et qui contribue à en faire. Ensemble, ils nous font passer de langoureuses mélodies chaloupées à des cavalcades vertigineuses, mais jamais dans la virtuosité pour la virtuosité. C'est de la technique transcendée au service de la musique. De la sidération pour nous émerveiller à hauteur d'homme.